Généralités sur le livre électronique


Choix du terme

Comme point de départ, partons du terme "livre électronique" qui s'avère à la fois restrictif et inopportun, tout au moins au premier abord. Le terme est restrictif car le livre désigne un support particulier de l'écrit qui est advenu à un moment donné dans l'histoire ; il est restrictif de parler de livre, là où tous les supports de l'écrit, du son et de l'image sont convoqués.

Le terme est inopportun car la juxtaposition des deux mots, "livre" et "électronique" apparaît, à première vue, comme antithétique : le livre désigne d'abord le support physique de l'écrit. Livre vient de liber en latin qui désigne l'aubier, l'arbre dont on tire les feuilles sur lesquelles on écrit... Or le mot "électronique" superpose à l'objet matériel initial, le livre de papier que tout le monde connaît, un nouvel objet immatériel défini par un ensemble de procédures d'accès et une structuration logique.

À cette signification restrictive et antithétique du terme "livre électronique" s'ajoute un statut hypothétique : le "livre électronique" n'est pas encore réalisé, et quand bien même il le serait, son statut demeurerait encore largement indéterminé ; personne ne sait au juste quelle forme exacte il revêtira, non plus que la fonction sociale exacte qui lui sera assignée.

Certains croient l'avoir déjà rencontré dans les supermarchés sous la forme de CD-Rom, d'hyperlivres, ou sur les réseaux de télécommunications... Mais à y regarder de près, il semble qu'il y ait méprise. Le support numérisé du livre classique serait confondu avec le livre électronique : d'un côté, il y aurait un mode de présentation particulier qui équivaudrait fonctionnellement à l'impression classique, ou plus exactement, à une accumulation de pages imprimées ; d'un autre côté, les procédures traditionnelles d'accès à l'écrit ainsi qu'aux différentes modalités de connaissances (images fixes, animées, sons...) seraient susceptibles d'être grandement modifiées, au point de poser des problèmes d'ordres cognitifs inconnus jusqu'à présent. Dans cet ordre d'idées, se font jour de nouveaux objets encore mal définis, caractérisés de façon imprécise comme étant à la fois des supports physiques d'informations et des opérations de manipulation. S'agit-il déjà de livres électroniques ? C'est bien la question que nous essayons de trancher ici. Très concrètement, pour un éditeur soucieux du futur, pour un humaniste, pour un conservateur de bibliothèque, pour un archiviste, il convient de savoir sous quelle(s) forme(s) le livre se présentera, si le livre électronique sera le complément ou le substitut du livre de papier et, dans l'une ou l'autre éventualité, quel sera son rôle exact...

Ceci étant, au bout du compte, et en dépit de ce qu'il a d'insatisfaisant, le terme "livre électronique" traduit bien, dans les tensions mêmes qu'il recèle et dans ce qu'il a de problématique, les questions et les oppositions qui ont surgi au cours des réunions du 9 mai, du 7 juin et du 11 juillet derniers. Nous avons donc décidé de le conserver pour désigner ces nouveaux objets hypothétiques sans se référer ni à un support particulier, comme le CD, ni à un contenu précis, comme les encyclopédies ou les documentations techniques.

Virtualité du livre électronique
Dans notre perspective, le livre électronique apparaît comme un objet virtuel dans les deux sens que l'on accorde communément à ce mot, à savoir dans le sens premier d'objet en puissance, non encore réalisé, et dans le sens second d'objet fictif. Dans la première acception, le virtuel s'oppose à l'actuel, à l'effectif pour désigner une simple possibilité : c'est le sens philosophique classique. Cette virtualité répond au caractère hypothétique du "livre électronique" que nous venons d'évoquer. Dans la seconde acception, particulièrement en vogue aujourd'hui avec la notion de "réalité virtuelle", le virtuel désigne une illusion : une image virtuelle est une image d'où semblent provenir les rayons lumineux, mais qui n'existe pas. De même, un livre virtuel serait un objet qui aurait la même fonction qu'un livre, mais qui n'en serait pas un physiquement.

Ce caractère virtuel du livre électronique pose deux séries de questions : les unes sont relatives à l'objet en puissance qui demande à être clairement posé, les autres sont relatives à l'objet fictif en place et lieu duquel le livre électronique nous offre une substitution.

D'un côté, on aimerait connaître la fonction exacte de ce nouvel objet, les procédures d'écriture et de lecture les plus appropriées, son rôle social et ses moyens de diffusion ; d'un autre côté, on souhaiterait savoir à quoi il ressemblera : en quoi diffère-t-il d'une édition "bien faite" et non assujettie aux contraintes techniques imposées par l'imprimerie, en quoi succède-t-il à la presse de Gutemberg et à son pouvoir triomphant, en quoi son empire en sera-t-il l'héritier légitime, en quoi s'en distinguera-t-il du fait de la présence d'images, de dessins animés, de sons, de graphiques, d'index multiples, en quoi le privilège accordé au visuel et au sonore tranchera-t-il sur le privilège accordé, dans le passé, au scriptural ?...

Questionnements
Quatre types de questionnements ont été abordés pendant les discussions, chacun se raccrochant à l'une des dualités qui gît dans le terme "livre électronique". Ce sont ces questionnements qui feront la matière de ce rapport.

Le premier d'entre eux a surgi du contraste entre l'ancien et le nouveau qu'évoque l'accolement des deux mots "livre" et "électronique": il y a du nouveau, tous s'accordent là dessus, mais tous ne s'accordent pas sur le statut de ce nouveau et sur la rupture qu'il impose aux esprits... C'est ce que nous verrons dans la section suivante.

Un second questionnement tient aux problématiques cognitives engagées par ces nouveaux supports. Elles ont trait essentiellement à deux opérations cognitives fondamentales, la "lecture" et l'"écriture". Les nouveaux supports sont tributaires de ces opérations ; le succès et la généralisation des livres électroniques tiendra, en grande partie, à l'adéquation de la forme qu'ils revêtiront aux besoins d'expression et de communication. Si les "coûts cognitifs" d'écriture sont trop élevés en regard des besoins d'expression des écrivains potentiels, si l'effort de lecture requis des futurs lecteurs demeure trop grand, si la frustration engendrée par un livre dont on n'épuise jamais le contenu est insurmontable, alors les livres électroniques seront voués aux poubelles de la technique. En retour, si l'usage s'en généralise, ne serait ce que sur un secteur particulier du savoir et dans un contexte d'utilisation donné, l'incidence sur la transmission des connaissances, et donc sur la formation, sera considérable. Vu les enjeux, ces questions sont essentielles ; elles nous concernent toutes puisqu'elles touchent directement à l'intrication du livre électronique et des procédures cognitives de lecture, de perception, de conception et d'acquisition des savoirs. Tout cela fera l'objet de la quatrième section.

Un troisième questionnement provenait de l'opposition entre le livre, objet matériel, et l'électronique, ou, plus exactement, de la substitution d'un objet physique, le livre classique de papier que tous connaissent encore, par un ensemble de procédures de manipulation, certes ancrées dans une matérialité, l'ordinateur, mais auxquelles ne correspond plus aucune réalité palpable. La cinquième section, consacrée aux usages et aux publics de ces futurs objets, examinera les incidences prévisibles de ces mutations sur les pratiques individuelles et sociales. On y examinera aussi les possibilités de création littéraire offertes par ces nouveaux outils.

Enfin, une sixième partie sera dévolue aux risques et aux grandes évolutions pressenties, ou, tout au moins, aux questionnements qui nous ont effleuré, tandis que la dernière partie formulera les propositions d'actions qui ont été faites.
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